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Poste de Sceaux
  • Le vieux dico

Vieux fonctionnaire, aujourd’hui à la retraite, j’ai toujours eu envie d’écrire, non pas des mémoires qui n’intéresseraient sûrement personne, seulement quelques histoires, souvenirs d’un autre temps qui traînent encore çà et là dans ma tête. Onze ans flic de base, sept ans gradé et dix-huit officier… j’ai toujours été nul en calcul mental, mais je pense que ça doit faire trente-six ans de carrière administrative, débutée au seuil de la terrible année 1944, c’est-à-dire pratiquement au Moyen-Age des Temps Modernes. entré à vingt ans, sorti à cinquante-sept, c’est maintenant, à quatre-vingts deux, que je me décide à faire tourner la bobine à l’envers et à reconstituer le film, avec tous les risques inhérents à ce genre d’exercice, notamment de présenter les faits dans le sens de mon poil.

Tant pis, je les prends et je laisse au lecteur (s’il y en a au moins un) le soin d’aggraver ce que j’aurais involontairement – ou volontairement – adouci. Les premiers mois ne m’auront pas vraiment permis de vivre des situations cocasses. il faut dire qu’ils débutaient à une période un peu particulière, le spectacle était ailleurs : la France était en état de guerre civile. Les Allemands l’occupaient en totalité et l’adolescent ignorant que j’étais ne s’était pas entièrement rendu compte de la gravité des événements. Comme bien des Français de tous âges d’ailleurs, il était occupé à la recherche des aliments de survie, et cette occupation lui prenait tout son temps.

Après la Libération, mon affectation au commissariat de Boulogne-Billancourt, comme gardien de la paix stagiaire (j’étais “auxiliaire”, ce fut ma première promotion !) devait me faire prendre conscience des incertitudes et bizarreries administratives. Cette “administration”, dûment “épurée” des éléments “collaborateurs”, redevenait, avec à peu près le même personnel, “bien de chez nous”. J’allais apprendre un métier d’homme ! C’était le slogan publicitaire des affiches de recrutement de l’époque.

Tout d’abord, peu de chose. La découverte de la discipline, pas toujours conforme avec le bon sens, voire les réalités, mais indispensable à une hiérarchie peu sûre d’ellemême,
partisante du « tais-toi, p’tit con, c’est comme ça… parce que le chef l’a dit… point final ! ».

Je n’ai jamais été très fort en français. Conscient de mes insuffisances, j’avais – j’ai toujours – le réflexe de consulter le dictionnaire, question de s’assurer de l’orthographe ainsi que de choisir le terme idoine. Dans un rapport administratif, il convient en effet, de se faire au moins comprendre par celui auquel il est adressé ; l’ennui, c’est que ce correspondant, le commissaire de police, chef suprême du commissariat, reçoit tant de “courrier” que ce n’est pas toujours lui qui le lit. Un tri est normalement effectué par ses
“secrétaires” qui ne lui transmettent personnellement que ce qui est important. Ces “secrétaires”, c’est-à-dire la petite hiérarchie, reçoivent tous les rapports des gardiens de la paix, les lisent et les font suivre. ils engagent leur responsabilité en apposant leurs visas sur le document. souvent illisibles d’ailleurs, dans le secret espoir qu’en cas d’erreur, il serait difficile, peut-être impossible, d’identifier le signataire.

Ainsi, je me souviens avoir présenté à mon chef de poste, le brigadier X, un rapport sur lequel il était question d’un fait qui se reproduisait régulièrement le même jour de la semaine, disons “tous les jeudis” par exemple. Mon brave supérieur prétendait que le mot “jeudi”, comme les autres jours de la semaine, était invariable, donc sans “s”. J’ai eu le tort d’insister. il raya mon “s”, visa mon compte-rendu et leDiscipliné, mais sûr de moi, j’ai protesté, avec déférence comme le prescrivait le règlement. Mon attitude fut vite jugée attentatoire au respect dû au gradé qui en appela à l’arbitrage de l’autorité supérieure : l’inspecteur Principal Adjoint (iPA) aujourd’hui lieutenant, qui confirma aussitôt les affirmations de son subordonné.

La jeunesse est inconsciente !

Le lendemain, j’arrivais avec mon vieux dictionnaire “Larousse, je sème à tout vent” qui devait bien dater de 1936, mais où il était tout de même précisé : “jeudi, cinquième jour de la semaine, nom commun, etc., etc…”

La scène de la veille se reproduisit. L’iPA, agacé, mais quand même pas très sûr de lui et comprenant qu’il devait clore ce petit différend, décréta que : « le dictionnaire étant trop vieux et d’avant-guerre, les règles grammaticales avaient évolué. »

L’incident était clos.

Pas complètement toutefois. Au moins pour ce petit indiscipliné qui méritait une leçon. Tant que mon gradé lettré est resté au commissariat de Boulogne, il s’est occupé de mon éducation. J’eus droit à une surveillance assidue, quasiment paternelle, à chaque tournée de service, assortie de commentaires aigres-doux rappelant l’épisode du dictionnaire et le pluriel des noms communs.

Pour faire bonne mesure, les brimades et autres petites persécutions complétèrent utilement la formation du jeune blanc-bec. Aujourd’hui, on appellerait ça “harcèlement professionnel”, les temps ont changé !
Par exemple :
– la corvée de poste : eh ! oui, dans ce temps-là, c’était les gardiens de la paix qui nettoyaient les locaux du commissariat. Mais cette corvée vaudrait à elle seule un chapitre à part !
– la suppression des “services payés” : il s’agissait de services rendus chez des particuliers ou entreprises commerciales, les cinémas (salles ou studios, il y en avait à Boulogne et à Billancourt et ils avaient besoin parfois de figurants), ou même des notables locaux. Les fonctionnaires désignés pour ces services étaient exempts de voie-publique. C’était des emplois recherchés et d’autant plus estimés qu’ils donnaient droit à une petite indemnité, une sorte de cachet, quoi ! ils furent supprimés vers les années cinquante et directement versés au service social de la Préfecture.

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